1 – Le nez

Classe de CP de Camille TROUVÉ, École primaire d’application Jules FERRY, Niort, quelques jours après la rentrée scolaire 1982

Bien que cette classe comprenait des copains de la classe précédente de maternelle (l’école est un groupe scolaire, dont les bâtiments sont situés dans un même secteur géographique, et là en l’occurrence dans la même rue), on me plaça à côté d’un inconnu nommé David VILLENAVE, visiblement plus vieux que moi, et pour cause : c’est un « redoublant ». Je ne connaissais pas ce mot jusqu’alors, c’était la première fois que j’y fus confronté. Il avait redoublé sa classe de CP en raison d’un diabète, ce qui nécessita sa scolarisation dans cette école, adaptée à accueillir ces enfants car située juste à côté d’un centre spécialisé dénommé « Les Terrasses », dont la spécialité est l’hébergement d’enfants diabétiques et l’accompagnement pour apprendre à vivre avec cette pathologie. Les gosses hospitalisés dans ce centre et scolarisés dans cette école étaient ainsi idiotement appelés par nous autres les « Terrasses ». On pouvait ainsi entendre une expression du genre « Dans ma classe, il y a deux terrasses. » – Avec le recul, ça sonne bizarre, j’en conviens.

Bref, ce gamin est plus âgé que moi, et je ne le connais pas. Limite je suis même dégoûté qu’on ne m’ait pas mis à côté d’un de mes potes de maternelle, Matthieu, Julien ou Vincent.

Je précise à ce stade que je fournis une quantité de détails inintéressants ici, et je suis conscient qu’ils n’apportent pas grand chose à mon récit. C’est juste un moyen pour moi de m’assurer que ce souvenir est réel, car ceux dont je suis sûr sont complets comme celui-ci. Je soupçonne aussi que c’est un moyen pour moi de tenter de démontrer que c’est un témoignage fiable.

Bref, nous voilà côte à côte (les tables scolaires de cette époque forment des binômes d’élèves), et à un moment, nous sommes invités par l’instituteur à réaliser un dessin… Aaaah, le dessin… je n’aime pas vraiment ça à vrai dire, et ce pour une raison simple : je n’aime pas ce que je produis, ça ne ressemble à rien, et surtout, les gamins pondent tous la même chose, comme si nous nous étions concertés et que nous avions convenu que nous allions faire les bonshommes, les maisons, les arbres et les nuages exclusivement avec des bâtons et des patatoïdes. Les autres gosses ont l’air d’aimer ça, moi pas. En plus je ne sais pas colorier uniformément, ça me décourage – et je n’y prends donc aucun plaisir. Je n’apprécie d’ailleurs pas qu’on me complimente au sujet des dessins qu’on m’oblige à faire pour les même raisons : « Mais c’est moche, voyons ! Arrêtez de me mentir en prétendant que c’est beau ! ». Pas trop le choix, donc je m’y mets et commence la réalisation de la énième bouse insipide, une de plus à mon palmarès, quoi. Quelques traits plus tard après que j’eus commencé, la curiosité me pousse à regarder ce que l’inconnu redoublant à ma gauche est en train de dessiner.

Ooh, purée. ce n’est pas une maison, pas un chat ou je ne sais quel truc banal qu’on voit sur tous les dessins de gamins, non, le mec, là, il dessine un visage d’homme adulte, de profil, avec des détails assez précis et surtout réalistes. Je viens littéralement de me prendre une baffe mentale. Le trait est certes maladroit, je constate un sérieux problème de proportion aussi, mais la vache, il dessine comme un grand – « nan, mieux, même ! », me suis-je dit en pensant aux dessins tout pourris d’Yves, un ami de ma mère à cette époque. Un détail, en particulier, attire mon attention plus que les autres : la commissure de la narine est effectuée par un trait courbe simple mais efficace : et oui, ça colle à la réalité. C’est bien un vrai nez, courbe, organique, pas un trait droit à la con, comme les gosses font, d’ordinaire.

Tiens, c’est donc ça, le dessin, en fait. « Drawing, done right. » Dirais-je maintenant. J’ai cessé de gribouiller des trucs depuis cet instant précis, et ai donc commencé à dessiner, d’abord en tentant d’imiter les traits que David avait esquissé, puis en produisant les miens. Je n’ai je crois jamais remercié ce mec (qui 2 mois plus tard m’explosera les burnes par un coup de pied maladroit lors d’un simulacre de combat de karaté dans la cour de récréation), mais sans le savoir, il m’avait appris à dessiner, vraiment. Il m’avait ouvert les yeux. Il me communiquera aussi plus tard son amour des bandes dessinées, notamment l’hebdomadaire « Pif Gadget », mais aussi pour « Le Retour du Jedi », dont nous faisions tous deux la collection des stickers Panini. Je crois lui devoir beaucoup, en fait. Deux ans plus tard, il repartira dans sa région d’origine (je ne me souviens pas laquelle), et nous ne nous reverrons jamais.

2 – La feuille

Classe de CE2 de Jean-Paul BOINOT (décédé depuis), même école, 1984

Premières difficultés scolaires, principalement parce que l’instituteur est borné, peu pédagogue – en tout cas, ses méthodes ne fonctionnent pas avec moi. Il se plait d’ailleurs à me ridiculiser, en me sortant à tout va « Puisque tu te crois intelligent […] ». Bref, je ne l’apprécie pas, il me le rend bien. Cependant, il est obligé de faire un constat : j’avale les fiches de lecture comme s’il s’agissait de friandises, et bientôt (milieu de l’année scolaire), j’atteins le niveau « couleur marron » (codification utilisée pour matérialiser le niveau de difficulté de ces fiches qui se composent d’un texte de deux pages à lire, puis d’un questionnaire à remplir – le système de notation repose sur le cumul de points qui permet l’accès au niveau supérieur – le marron était le niveau ultime, atteint par moi-même, ma copine Cynthia le même jour que moi et un peu plus tard mon bon pote Julien). Bref il se plaît à me considérer attardé (c’est moi qui le dis, par pure rancœur, il n’en est sûrement rien en fait), mais semble content que je sache lire, et que je comprenne ce que je lis. Il me confiera plus tard dans l’année qu’il trouve que je suis « un bon élément » malgré tout. Cette année là, ma sœur est entrée en 6ème et je préfère lire ses manuels scolaires plutôt que les miens, et ma mère ne m’en empêche pas. Le programme du CE2 va me paraître bien insipide à côté de celui de ma sœur. Je n’aime pas mon instituteur, je n’aime pas le CE2, je n’aime que lire, dessiner, jouer avec mes copains.

Un jour il fut question d’une activité à l’extérieur : il la nommera « La haie ». Il s’agit d’une sortie dans la nature (une haie qui borde un boulevard, pour être précis), où il s’agira de prélever des échantillons de végétaux afin de les étudier en classe. Ainsi, plusieurs échantillons de petites branches, de feuilles d’arbres et de buissons furent collectés, et il s’est agit d’en réaliser deux représentations : l’une schématique, l’autre figurative. Il posa sur mon pupitre une petite branche d’orme, sur laquelle 5 ou 6 feuilles déjà un peu fatiguées par le trajet étaient encore attachées. Je disposais de deux feuilles de papier Canson et d’un crayon graphite. L’instituteur réalise que j’ai du mal à démarrer, et pour cause : je n’ai pas compris l’énoncé. « schématique ? », « figurative ? » s’il en avait donné l’explication, je n’avais pas dû écouter une fois de plus, or il le sait et il ne manque pas de me le dire, je passe beaucoup de temps à rêvasser. Il m’explique avec à peu près ces mots (je ne les ai pas précisément mémorisés, aussi je vais en faire une reproduction approximative) : « le schéma doit faire figurer les caractéristiques des feuilles, des nervures, etc, mais sans les détails propres à cet échantillon – inutile donc de faire figurer les défaut, trous et autres pucerons – juste un trait régulier et uniforme, on tente de représenter ce que l’on voit de caractéristique à l’espèce à laquelle appartient le sujet ». Ok, je crois comprendre. Ensuite, le figuratif : il est question ici de représenter le sujet tel qu’on le voit, avec les défauts, la lumière et les ombres – comme une photo – ajoute t-il. BAM, Déclic: « ah bon ? une photo ? on peut faire ça avec un crayon, sérieux ? » me dis-je alors candidement. Ben mince alors, je n’ai jamais mais alors jamais pensé qu’on puisse tenter de dessiner en représentant la lumière et les ombres… ça doit rendre super cool ! Me voici donc en train de torcher la vue schématique en 4ème vitesse, tout excité à l’idée qu’une fois celle-ci terminée, je vais pouvoir m’essayer à ce nouvel exercice. J’attaque donc ensuite la photo et commence par dessiner la feuille la plus belle : elle est un peu recourbée sur elle-même et abîmée. Ce n’est clairement pas la plus belle, en fait, c’est juste la plus intéressante pour cet exercice. J’adore, je m’amuse à représenter tous les détails, à faire figurer les nuances en jouant sur la pression du graphite pour représenter le plus fidèlement celles-ci, et je prends mon pied en projetant les ombres sur les nervures du bois de mon pupitre. J’apprends et me perfectionne en « live« – L’instituteur, qui passait de table en table pour apprécier l’avancement des travaux, s’arrête près de moi, prends quelques instants pour me féliciter (je ne me souviens plus des mots exacts) et après s’être aperçu que ne n’avais pas exactement suivi la consigne, m’explique que non, on ne doit pas représenter le décor sous le sujet, en l’occurrence mon pupitre d’écolier : c’est hors sujet (« hey mais vous aviez dit «comme une photo» ??? » – me disais-je intérieurement en soulignant l’apparente contradiction – « En plus ça rend vachement mieux comme ça je trouve ») – il prend le dessin dans sa main, l’inspecte de plus près, et finalement se ravise : « non en fait continue, ça rend bien avec la table en bois – si tu veux, tu feras 3 dessins du coup, et pour le troisième tu appliques la consigne, ok ? ». J’ai lu sur son visage un sourire mêlé à je ne sais quelle autre expression faciale, ce qui fait que finalement je ne sais pas trop s’il était aussi bluffé que je l’étais, car oui, je l’étais : je venais juste de réaliser que je savais dessiner de façon réaliste, connement, parce qu’en fait ça ne m’avait jamais traversé l’esprit de juste essayer. J’étais tellement content ! C’est depuis ce moment précis que j’ai vraiment aimé dessiner. Je vais ainsi dessiner toute mon enfance, puis mon adolescence, avec le même enthousiasme, et je l’avoue une vive envie de retrouver un peu ce sentiment exaltant de me satisfaire, de m’auto-épater.

Jusqu’à ce que quelque part entre 20 et 30 ans, je cesse définitivement d’y prendre plaisir, sans vraiment savoir pourquoi.

Aujourd’hui encore, j’éprouve un étrange sentiment : celui de ne pas avoir été digne du cadeau qui a été fait à ce gamin que j’étais… et d’avoir gâché ça en n’en faisant finalement rien : je n’ai conservé aucun dessin ou presque, et ne dessine plus du tout.